Communications

Peut-on accorder l’extradition à la Russie, même sous conditions ?

Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral a donné son feu vert, sous conditions, à l’extradition d’un Russe à la Russie (ATF 1C_381/2021 du 1er septembre 2021, destiné à la publication au Recueil officiel). Cet arrêt montre les limites du mécanisme de l’extradition conditionnelle, notamment sous l’angle du suivi («monitoring»), dans les relations avec les Etats dont le bilan en matière de respect des droits de l’homme est mauvais.


La Suisse n’accorde pas sa coopération quand la procédure dans l’Etat requérant ne respecte pas les garanties de procédure découlant de la Convention européenne des droits de l’homme ou du Pacte ONU II, qu’elle est discriminatoire, ou présente d’autres défauts graves (art. 2 EIMP). De même, la Suisse ne livrera pas une personne à un Etat où elle est poursuivie pour un délit politique, risque la peine de mort, est exposée à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants. Une pratique internationale, encadrée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, s’est toutefois développée pour accorder sous conditions une extradition qui aurait dû en principe être refusée. L’Etat requis pose des conditions à l’Etat requérant, que celui-ci s’engage à respecter intégralement et scrupuleusement, de manière à protéger la personne extradée dans l’Etat requérant. En droit suisse, cette possibilité de coopération conditionnelle est prévue par la loi (art. 80p EIMP).


Le Tribunal fédéral, à la suite de la Cour européenne des droits de l’homme, a défini une douzaine de conditions que l’Etat requérant doit s’engager à respecter (garanties de procédure, procès équitable, libre communication avec la défense, interdiction de la peine de mort, de la torture, des traitements inhumains et dégradants, notamment pour ce qui concerne les conditions de détention, respect de l’intégrité physique et psychique, accès aux soins médicaux, contacts avec la famille). L’arrêt du Tribunal fédéral du 1er septembre 2021 rappelle ces principes.


Indépendamment du problème de la crédibilité de l’engagement de l’Etat requérant, le mécanisme de l’extradition conditionnelle pose le problème du suivi («monitoring»): comment la Suisse peut-elle s’assurer du respect par la Russie des engagements qu’elle a pris ? Dans l’affaire qui a donné lieu au prononcé de l’arrêt du 1er septembre 2021, la Suisse a demandé des engagements supplémentaires à la Russie, tendant à ce que la personne extradée soit détenue à l’Ouest de l’Oural (donc pas en Sibérie); que les représentants diplomatiques de la Suisse soient informés du lieu de détention et de tout changement de celui-ci; que toute personne représentant officiellement la Suisse puisse visiter en tout temps la personne extradée, sans annonce préalable et sans contrôle (même visuel); que la personne extradée puisse s’adresser librement et en tout temps aux services de l’Ambassade de Suisse à Moscou, qui pourra demander des renseignements sur le cours de la procédure en Russie, assister aux débats du tribunal et recevoir une copie du jugement.


Surgit immédiatement la question: comment cela va-t-il fonctionner concrètement ? Comment et à quelle intensité l’Ambassade va intervenir ? avec quelle efficacité ? Et que se passera-t-il si la Suisse devait s’apercevoir que la Russie ne tient pas ses engagements ? La question est cruciale, car les traités ne prévoient pas la possibilité pour l’Etat requis (la Suisse) de révoquer la décision d’extradition et d’obtenir de l’Etat requérant (la Russie) le retour en Suisse de la personne extradée. L’extradition est définitive.


Il appartient aux autorités suisses (l’Office fédéral de la justice, le Tribunal pénal fédéral, le cas échéant, le Tribunal fédéral) de faire un pronostic du risque encouru par la personne concernée en cas d’extradition, au regard de la situation concrète des droits de l’homme dans l’Etat requérant, puis, dans un deuxième temps, et pour le cas où l’extradition doit être soumise à des conditions, s’assurer de la crédibilité des engagements pris par l’Etat requérant; enfin, s’assurer des possibilités du suivi.


Selon les statistiques officielles de la Cour européenne des droits de l’homme pour 2020, la Russie est l’Etat qui a été le plus souvent condamné pour violation des droits protégés par la CEDH (173 fois, dans 185 affaires, soit un taux de 93%), dont 20 fois pour violation du droit à la vie, 13 fois pour torture, 41 fois pour des traitements inhumains et dégradants et 54 fois pour violation du droit au procès équitable. Que faut-il de plus que ce tableau accablant ?


La présomption selon laquelle les Etats sont présumés agir de bonne foi et respecter la parole donnée ne doit pas être le prétexte pour se voiler la face devant l’évidence: en matière de respect des droits de l’homme, la Russie n’est pas crédible. Ce constat doit conduire à ce que la coopération avec la Russie est exclue, même sous conditions. Les autorités suisses (l’Office de la justice, le Département fédéral de justice et police, le Tribunal pénal fédéral, le Tribunal fédéral) doivent décréter un moratoire sur les extraditions à la Russie, aussi longtemps que la situation des droits de l’homme dans cet Etat ne sera pas satisfaisante, au regard des standards internationaux.  

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