Les sanctions prises par la Suisse contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine sont sans précédent dans leur nature et leur mesure, et ébranlent certains principes de base de l’état de droit. Nous nous proposons ici de souligner certaines problématiques de l’Ordonnance du Conseil fédéral édictant ces sanctions que nous avons rencontrées au fur et à mesure de notre pratique.
Le Conseil fédéral a décidé le 28 février 2022 de reprendre les sanctions de l’Union européenne contre la Russie par le biais d’une refonte quasi-complète de l’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine (« l’Ordonnance »), déjà en vigueur depuis 2014 suite à l’invasion de la Crimée par la Russie. Depuis son entrée en vigueur en 2014, l’Ordonnance a été modifiée pas moins de 64 fois, dont 27 fois depuis sa révision totale du 4 mars 2022.
L’Ordonnance contient ainsi un train de mesures tel que le gel d’avoirs et de ressources économiques, une obligation de déclaration concernant le gel d’avoirs et de ressources économiques, des interdictions concernant les valeurs mobilières et les instruments du marché monétaire, une interdiction d’octroi de prêts, une interdiction d’accepter des dépôts de plus de 100’000 francs de ressortissants russes ou des personnes morales ou physiques en Russie, ainsi que toute une série d’interdictions liées aux transactions avec la Banque centrale de Russie, certaines sociétés d’Etat, aux trusts ainsi que des institutions publiques russes. L’Ordonnance contient également à l’art. 32 une disposition pénale à laquelle est soumis quiconque enfreindrait les art. 2a, 3 à 6, 9 à 15, 16, 17 à 20, 21, 22 à 30 de l’Ordonnance.
Sans vouloir prétendre à une quelconque exhaustivité, seules quelques problématiques en lien avec le gel d’avoirs et de ressources économiques ainsi que l’interdiction d’accepter des dépôts de plus de 100’000 francs de ressortissants russes seront abordées, tout comme les modalités d’échanges et les contacts pratiques avec le Secrétariat d’Etat avec l’Economie (« SECO »).
L’Ordonnance prévoit à l’article 15 l’obligation de gel d’avoirs et de ressources économiques appartenant à certaines personnes dont l’identité est publiée dans l’Annexe 8 de l’Ordonnance. Or, cette Annexe 8 n’est pas publiée dans le recueil officiel ou systématique, mais uniquement par renvoi, vers un lien -https://fedlex.data.admin.ch/eli/oc/2023/632 > – qui semble constituer une base de données de la Confédération, mais qui ne fonctionne pas. Pour accéder à cette Annexe 8 (mise à jour), il faut donc passer par un autre lien, soit le lien Mesures en lien avec la situation en Ukraine (admin.ch), puis consulter la dernière version sous Situation en Ukraine 2023-11-02 (PDF, 2 MB, 02.11.2023). Apparaît ensuite un document PDF de pas moins de 535 pages, rédigé uniquement en anglais.
Dans ce document, l’on trouve les noms de politiciens et d’acteurs politiques connus du grand public occidental, faisant ou ayant fait partie du cercle proche du Président Vladimir Poutine tel que l’ancien président Dmitry Medvedev, l’oligarque Roman Abramovich, des sociétés ayant un lien avec Evgueni Prigojine, ancien chef du groupe paramilitaire Wagner, mort dans un accident d’avion en août 2023, mais aussi des personnalités largement inconnues en Occident tel que, par exemple, le chanteur Grigoriy Viktorivich Lepseveridze, qui, selon la justification (en anglais), est sanctionné pour avoir donné des concerts de soutien à l’invasion russe.
Les avoirs suisses de toutes ces personnes mentionnées dans ce document PDF doivent donc de facto être gelés. Mais ce n’est pas tout. L’Ordonnance impose également à l’article 16 à toutes les personnes et les institutions qui détiennent ou gèrent des avoirs ou qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs prévu à l’art. 15, al. 1, de les déclarer sans délai au SECO.
Cette norme ne s’applique pas seulement à des intermédiaires financiers, mais bel et bien à toutes les personnes et institutions qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs. Toute violation de cet article 16 entraine des conséquences pénales, tel qu’évoqué ci-dessus. Il ne s’agit-là pas d’un délit spécial (Sonderdelikt), mais un délit commun (gemeines Delikt), c’est-à-dire un délit dont nous sommes tous menacés.
En outre, la formulation « dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs » est extrêmement problématique au vu de son manque de précision et son besoin d’interprétation. Dans quelle mesure faut-il admettre que des avoirs russes tombent sous le coup du gel des avoirs de l’article 15 de l’Ordonnance?
Est-il désormais obligatoire en Suisse pour toute institution et tout administré lambda de comprendre l’anglais, de connaître des chanteurs russes tels que Grigoriy Viktorivich Lepseveridze figurant sur l’Annexe 8, et de régulièrement vérifier l’exhaustivité du document PDF (Annexe 8) présenté ci-dessus ? Est-ce que toutes les institutions et tous les administrés doivent désormais, par précaution, signaler tous les avoirs russes dont ils auraient connaissance afin de se mettre à l’abri d’une éventuelle condamnation pénale ?
Au vu de ce qui précède et selon le point de vue défendu ici, tout porte à croire que le Conseil fédéral a outrepassé sa compétence législative, qu’il a failli à son devoir de publier l’Annexe 8 dans le recueil officiel et systématique, qu’il a omis de traduire cette Annexe 8 dans les différentes langues nationales, et qu’il a fait preuve d’un manque de précision en ce qui concerne la formulation de l’article 16 de l’Ordonnance.
L’Ordonnance comporte toutefois des restrictions allant bien au-delà des personnes et entités sanctionnées et listées à l’Annexe 8.
En effet, l’article 20 de l’Ordonnance interdit notamment aux personnes et établissements qui acceptent des dépôts et qui octroient des crédits à titre professionnel, d’accepter des dépôts de ressortissants russes, ou de personnes physiques résidant en Fédération de Russie, si la valeur totale des dépôts dépasse 100’000 francs.
A première vue, la notion « accepter des dépôts » est peu claire. En effet, l’on ne sait pas si cette notion est à comprendre dans le sens restreint de la définition de banque au sens de l’art. 1a de la loi fédérale sur les banques et les caisses d’épargnes (LB), ou au contraire, si cette notion est à comprendre de manière plus large, englobant également toutes les exceptions de l’art. 1 al. 3 let. b LB, à savoir les gestionnaires de fortunes, les notaires et les agents d’affaires qui se limitent à administrer les fonds de leurs clients sans exercer d’activité bancaire, ou encore les exceptions de la clause Sandbox dérivée de l’art. 6 al. 2 de l’Ordonnance sur les banques (OB), prévue pour les entités qui se limitent à accepter des dépôts du public en dessous d’un montant total de 1 millions de francs au maximum ou qui n’effectuent pas d’opérations d’intérêts.
Dans tous les cas, les personnes et établissements qui acceptent des dépôts sont tenus de fournir au SECO une liste des dépôts supérieurs à 100’000 francs détenus par des ressortissants russes (article 21 de l’Ordonnance).
Eu égard aux conséquences pénales auxquelles s’exposent les personnes et établissements qui acceptent des dépôts, les auteurs sont d’avis que le Conseil fédéral aurait dû d’avantage clarifier le champ d’application de cette norme.
En pratique, la conséquence semble être le chaos, en ce sens que la plupart des établissements bancaires, dépositaires ou gestionnaires de fortune, au vu du flou juridique et des risques encourus, bloquent quasi systématiquement tout ordre de transaction en lien avec de ressortissants russes lambdas, quand bien même ces derniers ne figureraient aucunement sur la liste de l’Annexe 8, afin de clarifier la situation juridique et la suite à donner à ces ordres de transactions.
Dans tous les cas, les citoyens russes ayant des avoirs supérieurs à 100’000 francs en Suisse devraient tout de même être en mesure de transférer certains montants vers d’autres banques, tant que le seuil de 100’000 francs n’est pas atteint, ou transférer le solde sur un compte détenu en Russie auprès d’une banque ne faisant pas l’objet de sanctions et ne figurant pas sur l’Annexe 8. Toutefois, bon nombre d’établissements bancaires suisses semblent avoir émis des guidelines internes encore plus strictes que l’Ordonnance, de sorte à ce que bon nombre de ressortissants russes lambdas rencontrent des difficultés importantes afin de transférer ou récupérer leur argent.
Au vu des nombreuses questions et du flou juridique en lien avec l’Ordonnance, nous conseillons à nos clients de faire valider certaines solutions directement par le SECO, afin d’avoir un maximum de garanties juridiques. Or, dans la pratique, cela s’avère extrêmement difficile. Au vu des nombreuses incertitudes, le SECO a mis en place une ligne téléphonique à laquelle répondent des juristes. Les horaires sont toutefois extrêmement restreints, car les juristes du SECO ne répondent aux appels que du mardi au jeudi, de 10.00 heures à 12.00 heures. Quand bien même certains collaborateurs font preuve de compétence et de bonne foi en essayant d’éclaircir au mieux la position du SECO par rapport au chaos juridique, ils conseillent systématiquement de faire valider la solution proposée par une demande écrite formulée par courriel à l’adresse suivante : sanctions@seco.admin.ch. Suivant la nature des demandes, il faut ensuite compter entre 3 à 5 jours ouvrables pour obtenir une réponse de la part du SECO. Or, les réponses sont souvent très brèves, se limitent à marteler les comportements qui sont expressément interdit par l’Ordonnance, et ne proposent que rarement des solutions juridiques concrètes aux problèmes rencontrés dans la pratique. En outre, elles contredisent parfois les renseignements et garanties obtenues précédemment par contact téléphonique.
In fine, nous conseillons à toute personne ayant à faire à des avoirs russes de prendre contact avec un avocat, afin d’élaborer une solution et de le faire valider immédiatement auprès du SECO, dans le but d’obtenir un maximum de garanties juridiques.
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