A l’occasion du premier numéro de l’année 2024 de la Revue politique et juridique Plaidoyer, j’ai été invité à donner mon avis sur cette question fondamentale dans un débat organisé par cette publication avec Me Raphaël Mahaim, avocat à Lausanne et conseiller national.
Je souhaiterais revenir sur les questions posées au cours de ce débat car elles concernent non seulement tous les avocats actifs en droit commercial au sens large, mais également tous les mandataires professionnels dans ce domaine, tant le champ d’application de cette nouvelle loi est large dans l’esprit du législateur.
La présente contribution ne représente que les opinions de son auteur. Elle peut permettre à toute personne intéressée à cette thématique d’apprécier la situation et les enjeux de cette novelle.
Section I. Cette nouvelle loi est-elle vraiment nécessaire ?
- Un statu quo est-il encore envisageable ?
Réponse : Oui, le statu quo est envisageable. Le droit suisse actuel permet parfaitement de lutter efficacement contre le blanchiment d’argent et le crime organisé. Malheureusement, la vocation internationale de l’économie suisse pousse notre pays à devoir se conformer constamment aux plus récents standards internationaux. Les autorités fédérales suisses ne sont en outre plus à même d’expliquer à leurs homologues les spécificités du droit suisse et de les rendre crédibles. La pression internationale est trop grande. La pression médiatique également. La tendance est toutefois irréversible et irrésistible. Il convient toutefois que les modifications législatives suisses respectent le processus démocratique suisse et n’aboutissent pas à des formalités administratives inutilement chicanières. Ainsi, si modifications il y a, elles doivent s’inscrire dans un strict processus démocratique et législatif et ne pas laisser aux autorités administratives de la Confédération le soin de définir seules les critères applicables et de les modifier à leur seule guise. N’oublions pas par ailleurs qu’il y a quelques mois (deux ans à peine), les Chambres fédérales s’étaient déjà opposées à une modification de la LBA allant dans le même sens que les modifications contenues dans le Rapport Explicatif actuel et dans la future loi sur la transparence des personnes morales.
- Ces modifications sont-elles à même de répondre aux nouvelles exigences du GAFI ?
Réponse : Les modifications contenues dans le Rapport Explicatif répondent pleinement à ces exigences. J’estime que la nouvelle loi sur la transparence des personnes morales (LTPM) va même par exemple plus loin que la Recommandation 24 du GAFI. En effet, cette recommandation ne préconise pas la mise sur pied d’un registre centralisé des ayants droits économiques, comme le fait l’avant-projet de la nouvelle LTPM contenu dans le Rapport explicatif du CF, mais uniquement un mécanisme de contrôle interne au sein des personnes morales de l’ayant droit économique. Or, cela est déjà actuellement prévu par les dispositions du CO (cf. articles 697j et ss. CO). On assiste donc, dans la LTPM, a un perfectionnement, voir à un zèle tout helvétique, qui fera de notre législation un jusqu’au boutisme particulier parmi les systèmes juridiques actuels. Par ailleurs, je redoute que ces Recommandations se durcissent sans cesse, obligeant le droit suisse à constamment évoluer pour rattraper ces évolutions.
- Dans son message, le Conseil fédéral relève que cet avant-projet permettra aussi à la Suisse de s’aligner aux exigences du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales ? Est-il judicieux d’opérer un lien entre la lutte contre l’évasion fiscale et la lutte contre le blanchiment ?
Réponse : Il est évident que la nouvelle LTPM a principalement pour vocation de permettre aux autorités fédérales suisses de fournir aux autorités étrangères les informations et renseignements qu’elles réclameront. Précisons au préalable que le droit suisse actuel réprime déjà dans ses lois fiscales l’infraction de soustraction fiscale ainsi que la fraude fiscale. Les tiers instigateurs ou complices de la commission de ces délits sont également punissables. La LBA, dans la teneur de son actuel article 6, et l’article 305 bis CP, à son alinéa 1bis, considèrent qu’il y a blanchiment d’argent en cas de « délit fiscal qualifié », ce par quoi il faut entendre une soustraction fiscale commise au moyen d’un faux dans les titres, à condition que le montant soustrait s’élève au moins à CHF 300’000.- par année fiscale. Il y a donc déjà dans le droit actuel un lien entre la lutte contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.
Section II. L’impact sur l’exercice de la profession d’avocat
- Dans son rapport, le Conseil fédéral souligne un manque de sensibilisation de la branche à la problématique du blanchiment pour justifier la nécessité du renforcement des obligations de diligence (KYC, formation du personnel), est-ce véritablement le cas ?
Réponse : Cette partie du Rapport Explicatif du CF est choquante. Elle présente les avocats comme le maillon faible du dispositif anti-blanchiment. Cela est erroné. Les avocats sont déjà soumis depuis de nombreuses années à des obligations importantes et précises concernant leur activité d’intermédiation financière. Ils sont également soumis aux obligations pénales prévues non seulement par l’article 305bis CP mais surtout par article 305ter CP. Ces dispositions pénales s’appliquent à tout avocat, qu’il agisse ou non comme intermédiaire financier. Les avocats sont conscients de leurs obligations légales. Ils ont été instruits et sont formés en conséquence. Le nouveau Code Suisse de Déontologie de la FSA (CSD) entré en vigueur le 1er juillet 2023 concrétisent également ces obligations. Considérer les avocats, comme le laisse entendre le Rapport Explicatif, comme des acteurs inconscients et sans scrupules est non seulement fallacieux mais déplacé.
- Ces nouvelles exigences ne devraient-elles pas représenter une charge supplémentaire pour les avocats qui veillent déjà au respect du principe KYC ?
Réponse : Il est prévu que la loi sur la libre circulation sur les avocats (LLCA) qui régit au nveau fédéral la profession d’avocat en Suisse soit modifiée pour introduire de nouvelles dispositions obligeant tout avocat à (i) identifier son client, (ii) ainsi que l’objet et le but de la transaction, (iii) prendre les mesures organisationnelles nécessaires pour empêcher tout blanchiment d’argent, le financement du terrorisme ou la violation des mesures prévues en cas d’embargos. L’avocat sera obligé de communiquer tout soupçons d’infractions à ces législations au MROS. La surveillance ne sera plus effectuée par un OAR mais par les autorités de surveillance cantonales. Certes, ces nouvelles obligations sont louables. Elles s’inscrivent en outre dans ce que doit déjà effectuer l’avocat au sens notamment du nouveau CSD. Toutefois, la nouvelles LTPM et les nouvelles dispositions de la LLCA formalisent ces obligations et surtout étendent ces obligations à un champ très large d’activités de l’avocat sans les définir précisément. Ainsi, par exemple, le Rapport Explicatif ne contient aucune définition claire de l’expression « préparer ou exécuter une transaction ». L’avocat sera ainsi poussé à formaliser systématiquement toutes ses activités pour éviter le reproche de violer ses nouvelles obligations. Il portera le fardeau de la preuve. Il en découlera ainsi inévitablement une charge administrative supplémentaire importante. Les grandes études sont déjà équipées en conséquence. Tel n’est pas le cas des avocats indépendants, lesquels représentent la très grande majorité des avocats pratiquants en Suisse.
- Il est prévu que les obligations de diligence des avocats en matière LBA soient précisées par voie d’ordonnance. Les éléments clés seraient toutefois prévus dans la loi, cette délégation ne concerne que des détails. Or, la FSA estime que cela est problématique.
Réponse : je partage les craintes de la FSA. Les modifications prévues par le Rapport Explicatif doivent faire preuve et respecter un processus législatif complet. Cela prendra le temps qu’il faudra. La Suisse est un pays souverain. Elle ne saurait systématiquement céder à la pression exercée par des gremiums internationaux entièrement dépourvus de légitimité démocratique. Je déplore l’incapacité de l’Administration fédérale à y résister. Permettre dans la loi de légiférer par ordonnance fédérale est donc faire peser un grand risque sur la pérennité d’institutions fondamentales de notre état de droit comme la garantie du secret professionnel de l’avocat.
- Le point fort du projet consiste dans les mesures prises pour préserver le secret de l’avocat (contrôle exercé par les pairs), cela ne devrait-il pas rassurer la branche ?
Réponse : Je suis d’avis que ce système est un pis-aller. En effet, le nouvel article 14 de la LLCA ainsi révisée, aboutit à ce que le secret professionnel de l’avocat ne serait pas opposable à l’autorité cantonale de surveillance. Cette autorité n’est pas composée uniquement d’avocats. Il n’y aura donc pas de « contrôle exercé uniquement par les pairs ». En outre, pour répondre à ses nouvelles obligations, l’autorité de surveillance devra mener de véritables enquêtes chez les avocats ou auprès de leurs études, l’amenant à revoir un pourcentage important de leurs dossiers et non seulement quelques dossiers spécifiques et problématiques. Il en résultera une violation du secret professionnel de l’avocat bien trop grande et surtout non justifiée. Or, on le rappelle, le respect du secret professionnel de l’avocat n’est pas un privilège de l’avocat mais bien un droit de son client. Il est un élément fondamental de la relation de confiance entre l’avocat et son client.
- L’obligation de déclaration des transactions financières au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) est-elle problématique ?
Réponse : Les considérations qui précèdent s’appliquent à cette nouvelle obligation de communiquer au MROS. Il s’agit également d’une atteinte bien trop grande au secret professionnel de l’avocat et surtout d’une atteinte non justifiée. L’avocat qui n’est pas un intermédiaire financier au sens de la LBA sera tenté d’en faire trop pour se garder du reproche d’une violation aux nouvelles dispositions. C’est déjà le cas en matière de LBA. Le MROS peine déjà à suivre les signalements qui lui parviennent des avocats intermédiaires financiers. En cas de retard de réactions du MROS, que devra faire l’avocat ? Attendre ? Bloquer l’exécution de la transaction ? Il en résultera à coup sûr une insécurité des transactions juridiques. L’avocat n’est pas un délateur, ni un agent du fisc. Il y a déjà d’autres institutions charges de cette mission.
- Que pensez-vous de la nouvelle organisation des autorités proposée pour assurer la surveillance et le contrôle des obligations en matière de LBA (pour citer dans le désordre: amendes prononcées par le DFF, droit administratif avec recours au TAF, dichotomie avocats inscrits, non-inscrits) ?
Réponse : La nouvelle LLCA sera applicable aux avocats inscrits au tableau des avocats pratiquants dans le canton de son établissement professionnel, tandis que les nouvelles dispositions de la LBA seront applicables aux « conseillers » non-avocats tels que définis par le nouvel article 2 al. 3bis LBA. Il y a donc trois catégories d’acteurs : (i) l’avocat, (ii) l’intermédiaire financier, (iii) et le conseiller. L’avocat sera régi par la LLCA. L’intermédiaire financier et le conseiller seront régis par la LBA. Si l’avocat est également un intermédiaire financier, il sera régi par les nouvelles dispositions sur la LBA. C’est dans ce cas qu’il sera soumis à la surveillance d’un OAR composé uniquement d’avocats. Echappera-t-il alors à la surveillance de l’Autorité de surveillance des avocats instituée par le nouvel article 14 LLCA ? Rien n’est moins sûr. L’avocat devra ainsi se conformer non seulement à son Autorité de surveillance, mais également à son OAR en matière d’intermédiation financière. Il en résultera, comme déjà relevé, un accroissement considérable de sa charge administrative.
Section III. Le futur Registre centralisé des ayants-droits économiques
- Dans leur prise de position, certains parlementaires saluent la création d’un registre fédéral mais déplorent que ni les médias et ni les ONG ne puissent y accéder. A votre avis, ces restrictions d’accès sont-elles réellement justifiées ? La possibilité de déposer une demande LTrans ne suffit-elle pas à résoudre le problème ?
Réponse : Le Registre fédéral prévu par la nouvelle LTPM est le dernier rempart contre une transparence totale des personnes morales de droit suisse, en réalité de la société anonyme (les autres sociétés de capitaux (Sàrl et Scoop) sont déjà « transparentes »). Rien ne justifie à mon sens que les médias ou les ONG y aient accès. Nos institutions helvétiques sont – en tout cas pour l’instant – suffisamment crédibles pour garantir que le but de la nouvelle LTPM, qui est de prévenir toute participation des avocats et des conseillers au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, soit respecté. On est maintenant loin des Panama Papers. Les acteurs de la place financière suisse sont, dans leur immense majorité, conscients et respectueux de leurs obligations. L’arsenal législatif suisse est déjà – même sans la nouvelle LTPM – moderne et crédible. Les ONG et les médias n’ont ainsi aucune légitimité à se substituer à l’action des autorités administratives suisses en la matière.
Au vu de ce qui précède, les dispositions figurant dans le projet de loi fédéral sur la transparence constituent une atteinte intolérable à l’exercice de leur profession par les mandataires actifs en droit commercial ainsi qu’une brèche importante dans le secret professionnel de l’avocat.
Il conviendra donc pour les Parlementaires de corriger ce premier projet pour le rendre compatible avec les principes fondamentaux qui président à l’état de droit suisse.