Droit des sociétés

Les nouvelles tendances de la gouvernance : quelle boussole pour naviguer parmi les icebergs ?

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Le droit suisse des sociétés est en pleine évolution.


Cette évolution n’est pas seulement juridique.


Elle est culturelle.


Pour le conseil d’administration, cette situation est délicate. Il a l’impression de naviguer en plein brouillard sur une mer truffée d’icebergs.


En effet, on peut comparer le droit commercial suisse actuel à l’image d’un iceberg. Comme celui-ci, il se compose d’une partie visible et émergée et d’une partie moins visible, voire quasi insoupçonnable pour les novices, la partie immergée.


La partie émergée est constituée du code des obligations et des lois fédérales y relatives.


Mais qu’en est-il de la partie immergée ?


Elle se compose de toute une pratique, de toute une série de décisions jurisprudentielles et de toute une série de textes non contraignants que l’on nomme volontiers softlaw.


C’est dans ce contexte et à travers ces « écueils » que doit aujourd’hui naviguer le chef d’entreprise.


S’il ne les connait pas, il pourra s’étonner de la lenteur des tribunaux et de leur absence de décisions tranchées. Il ne comprendra que difficilement devoir prendre en compte les intérêts des actionnaires minoritaires.  Il protestera face à l’application de texte venus de Bruxelles ou d’ailleurs et qui pèsent sur la marche quotidienne de ses affaires.


Mais quels sont ces « écueils » ?


1.La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).


1.1 Le droit positif suisse :  la partie émergée de l’iceberg


1.1.1.   La base légale actuelle : les articles 964a et suivants du code suisse des obligations (CO)


1.1.2.   Les règles supplémentaires :


  • Les règles applicables aux sociétés actives dans la production de matières premières (articles 964d à 964i CO)
  • Les règles applicables aux entreprises qui, quelles que soient leur taille, traitent, d’une quelconque manière, de minerais ou de métaux provenant de zones de conflits ou qui offrent des biens ou des services pour lesquels il « existe un soupçon fondé de recours au travail des enfants » (articles 964j à 964l CO)
  • Les quotas dans le CA des sociétés cotées en bourse (article 934f CO)
  • L’extension du droit à l’information de chaque actionnaire

  • 1.2 L’environnement législatif extérieur : la partie immergée de l’iceberg


  • Le droit suisse mais pas seulement : le code suisse des obligations a émis certaines règles mais elles ne sont pas les seules. Les règles d’autres juridictions, en particulier celles de l’Union Européenne (UE) peuvent être applicables au surplus.
  • Le droit suisse est déjà en retard et doit être adapté : ainsi le Conseil fédéral a émis en juin 2024 un avant-projet de révision des dispositions relatives à la transparence sur les questions de durabilité.
  • Les entreprises suisses peuvent être « impliquées » ou même contraintes par ces normes même si elles n’atteignent pas les tailles prévues par l’article 964a CO : les juristes parlent désormais de la pratique contractuelle responsable des sociétés lorsqu’elles concluent leurs contrats.

  • Conclusion intermédiaire :


    Qu’on le déplore ou non, qu’on reste en Suisse ou non, la responsabilité sociale de l’entreprise est désormais une composante dynamique et inévitable de chaque entreprise, quelle que soit sa taille et son marché. A elles d’en faire une opportunité et une chance !


    2.La problématique des situations de conflits d’intérêts des administrateurs.


    Depuis le 1er janvier 2023, le code suisse des obligations prévoit expressément à son article 717a CO l’obligation pour les membres d’un conseil d’administration d’une société de droit suisse de ne pas se trouver dans une situation de conflit d’intérêt.


    2.1 Quels sont les cas où un éventuel conflit d’intérêt peut se produire pour un administrateur ?


  • Le cas de l’administrateur à titre fiduciaire
  • La transaction entre la société et l’un de ses administrateurs
  • L’appropriation ou l’utilisation par l’administrateur de biens appartenant à la société
  • L’existence d’une situation de concurrence entre la société et les activités de l’un des administrateurs

  • 2.2 Les questions clés du conseil d’administration :


  • Comment prévenir la survenance de conflits d’intérêts ?
  • Quelles sont les conséquences de la survenance d’un conflit d’intérêt ?

  • Conclusion intermédiaire :


  • L’obligation de prévenir la survenance en son sein de conflits d’intérêts s’adresse au conseil d’administration en tant qu’organe de la société anonyme
  • Le CA doit donc prendre les mesures qui s’imposent pour éviter ces conflits et préserver les intérêts de la société.
  • Cette obligation est le corollaire du principe plus général posé par l’article 717 CO de l’obligation de diligence et de fidélité qui lie les membres d’un conseil d’administration dans l’exécution de leur mandat.

  • 3.La prise en compte des intérêts des actionnaires minoritaires.


    3.1 La règle :


    Dans un arrêt 4A_416/2022, publié le 13 juillet 2023, le Tribunal fédéral a confirmé sa jurisprudence visant à protéger les intérêts des actionnaires minoritaires en droit suisse de la société anonyme.


    En l’espèce
    , l’AG avait modifié, à la majorité requise par la loi et les statuts, une disposition statutaire offrant aux actionnaires minoritaires titulaires d’une catégorie d’actions particulière un droit à avoir quatre représentants au conseil d’administration (CA), qui en compte douze au total, pour ne leur permettre de n’avoir plus droit qu’à un seul représentant.


    Le Tribunal fédéral a balayé les arguments de la société
    et a considéré de façon lapidaire que la modification de la disposition statutaire permettant aux actionnaires minoritaires de disposer de quatre administrateurs ne pouvait que s’inscrire, d’une part, dans une intention de léser manifestement les droits de la minorité et, d’autre part, de favoriser sans raison les intérêts des majoritaires.


    3.2 Les conséquences :


    Dans cet arrêt, le TF a ainsi jugé que le principe de l’abus de droit de l’article 2 al. 2 CC pouvait entraîner l’annulation d’une décision prise régulièrement par l’assemblée générale des actionnaires (AG) d’une société anonyme.


    Le Tribunal fédéral a retenu qu’il y avait abus manifeste d’un droit de l’assemblée générale des actionnaires si, dans les circonstances du cas concret, les trois conditions suivantes étaient réunies :

  • la décision prise par l’AG n’est pas justifiée par des motifs économiques raisonnables,
  • elle lèse manifestement les intérêts de la minorité, et
  • elle favorise sans raison les intérêts particuliers de la majorité.

  • En l’espèce, l’AG avait modifié, à la majorité requise par la loi et les statuts, une disposition statutaire offrant aux actionnaires minoritaires titulaires d’une catégorie d’actions particulière un droit à avoir quatre représentants au conseil d’administration (CA), qui en compte douze au total, pour ne leur permettre de n’avoir plus droit qu’à un seul représentant.


    3.3 Le nouvel article 652b al. 4 CO :


    « Nul ne doit être avantagé ou désavantagé de manière non fondée par la limitation ou la suppression du droit de souscription préférentiel ou par la fixation du prix d’émission »


    Cette disposition légale entrée en vigueur au 1.1.2023 concrétise également cette jurisprudence en ancrant dans le CO le principe de l’exercice mesuré des droits des actionnaires réunis en assemblée générale.


    Conclusion intermédiaire :


    La jurisprudence du Tribunal fédéral s’oriente toujours davantage dans la prise en compte de l’intérêt des actionnaires minoritaires, cela a les deux conséquences suivantes dans le cas d’espèce de l’arrêt susmentionné :

  • En premier lieu, il faudra à la majorité de l’assemblée générale de très solides arguments pour imposer la modification de privilèges accordés statutairement aux actionnaires minoritaires.
  • En second lieu, il conviendra de bien réfléchir avant d’introduire dans les statuts une position avantageuse aux actionnaires minoritaires comme le permet l’instauration de différentes catégories d’actions et des privilèges y relatifs en faveur des minoritaires.

  • 4.Les nouvelles questions de surveillance de la solvabilité et de seuils de surendettement.


    La révision du droit de la société anonyme a disséqué l’ancien article 725 CO en trois nouvelles obligations distinctes pour le conseil d’administration :

  • surveiller la solvabilité de la société (725 CO) ;
  • prendre les mesures adéquate en cas de perte de capital (725a CO) ;
  • agir en cas de surendettement (725b CO) ;

  • Par ailleurs, en cas de surendettement, l’option de l’ajournement de faillite a été supprimée.


    Elle a été remplacée par une procédure plus formaliste de sursis concordataire.


    Conclusion intermédiaire :


    Le conseil d’administration a désormais un clair devoir de proactivité en matière de gestion financière et comptable de la société. Il ne peut plus se contenter de rester passif. Il doit mettre en place les outils nécessaires pour s’acquitter concrètement de ces obligations sous peine d’engager sa responsabilité civile.


    En guise de conclusion


    Pour le conseil d’administration, il ne suffit plus de respecter le code des obligations pour s’acquitter de ses obligations en matière de gouvernance.


    Pour lui permettre de s’orienter entre ces « icebergs », il lui faut développer une boussole pour anticiper et s’adapter aux nouvelles tendances.


    Celles-ci s’inscrivent principalement en matière de :


    1. RSE : la société doit adapter ses produits et ses services pour les rendre « durables » ;
    2. transparence : la société doit régler ses conflits d’intérêts, gérer sa solvabilité et ses états financiers ;
    3. diversité : la société doit prendre en compte les intérêts de ses actionnaires minoritaires.

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